Synopsis : Alors qu’ils cherchent à s’affranchir d’un lourd passé, deux frères jumeaux reviennent dans leur ville natale pour repartir à zéro. Mais ils comprennent qu’une puissance maléfique bien plus redoutable guette leur retour avec impatience…
Ressenti : Sinners commet l’une des transgressions les plus rares du cinéma contemporain : il est trop ambitieux. Le scénariste et réalisateur Ryan Coogler déborde d’idées pour un seul film mais plutôt que de choisir un format différent pour transmettre le récit ou de supprimer les segments qui échouent dans ce contexte, il choisit cette voie. Le résultat est un chaos magnifique et un film aux scènes impressionnantes et aux moments d’audace cinématographique qui ne parviennent pas à se fondre dans un tout cohérent. J’admire beaucoup le travail de Coogler dans la fusion des genres comme l’horreur, comédie musicale, drame de gangsters, film d’époque en un tout cohérent mais plusieurs éléments du récit principal (la crise de foi d’un personnage, la dynamique entre deux frères et leurs amours, l’interaction entre le vampirisme réel et ses implications métaphoriques) semblent sous-développés. En regardant Sinners, j’ai parfois pensé à Babylone de Damien Chazelle et les similitudes bien qu’apparentes, sont notables.
Mon premier reproche à Sinners concerne le début et le choix de raconter la majeure partie de l’histoire par le biais de flashbacks. Le film, qui se déroule dans le Mississippi pendant la Grande Dépression commence avec un jeune homme blessé et couvert de sang quittant une voiture pour entrer dans une église pendant un office dominical. L’assemblée est sous le choc, mais le pasteur exhorte son fils, Sammie Moore (Miles Caton dans son premier rôle au cinéma) à abandonner les morceaux de guitare qu’il tient à renoncer au péché et à accepter le Seigneur. À ce moment-là, le film revient en arrière avec le texte suivant : « Un jour avant… »

Je n’apprécie pas ce type de narration, sauf s’il y a une bonne raison de l’utiliser. Dans Sinners, il n’y en a pas. C’est simplement un choix de Coogler pour provoquer la situation et lui offrir une scène d’ouverture captivante. Cependant, cela diminue le suspense car on comprend assez bien la direction du récit et suscite une certaine impatience : quand le flashback reviendra-t-il au présent ?
La majeure partie des 100 minutes à venir consiste à alterner les genres. Des récits importants sont entrelacés avec plusieurs intrigues secondaires. La première histoire raconte l’histoire des frères gangsters Elijah « Smoke » Moore et Elias « Stack » Moore (tous deux interprétés par Michael B. Jordan) revenus de Chicago où ils auraient travaillé comme hommes de main pour Al Capone. Ils sont aisés mais pourraient subir des pressions du Nord. Ils sont retournés dans le delta du Mississippi pour ouvrir un juke-joint. Ils recrutent des talents comme Sammie, le pianiste Delta Slim (Delroy Lindo) et la petite amie de Smoke, Annie (Wunmi Mosaku) tout en préparant une soirée d’ouverture palpitante et animée. Pendant ce temps, Stack fait une rencontre embarrassante avec son ancienne partenaire, Mary (Hailee Steinfeld).

L’ouverture du juke-joint est un spectacle à ne pas manquer mais des nuages orageux se forment alors que le soleil se couche à l’ouest. Cet endroit extrêmement populaire est devenu le centre d’attention non seulement d’une communauté de Noirs assidus en quête de détente après une semaine de travail dans les champs de coton mais aussi d’une bande de membres du Ku Klux Klan assoiffés de violence et d’un groupe de vampires représentant une menace à la fois spirituelle et physique. Tandis que la foule se balance au rythme d’une mélodie entraînante et que des individus se glissent dans des pièces secrètes pour plus d’intimité, les forces sinistres passent à l’action. (Des réverbérations délibérées d’Une Nuit En enfer font surface.)
On pourrait réagir de deux manières à la mise en scène de près d’une heure du film : déçu par le peu de résultats des différentes dynamiques interpersonnelles introduites ou impatient que Coogler mette trop de temps à aborder les aspects horrifiques. En fait, hormis la scène d’ouverture, il faut environ 45 minutes pour comprendre qu’il ne s’agit pas simplement d’un drame d’époque classique sur la vie rurale du Mississippi en 1932. Le film est à mi-chemin avant que les vampires ne commencent véritablement à s’impliquer.

La réalisation de Coogler comprend plusieurs prises de vue continues où sa caméra glisse à travers la foule, des séquences alternant entre différentes représentations de l’hédonisme et de longues séquences musicales (dont une qui intègre des éléments métaphysiques de voyage dans le temps). On peut se demander pourquoi Coogler est réservé concernant les scènes de sexe (surtout lorsque les dialogues sont assez explicites), mais c’est un choix stylistique délibéré. Il ne se retient cependant jamais lorsqu’il s’agit de carnages et de morsures.
La représentation que fait Coogler du Sud est impeccable. La présence du Klan bien qu’historiquement fidèle semble superflue. Je comprends que Coogler fasse des comparaisons, mais la « récompense » semble être un ajout au lieu de faire partie intégrante de l’histoire. Cet élément du film nécessitait une intégration plus cohérente au récit global pour un effet plus marqué. Sinners réussit mieux son approche de la mythologie vampirique en mettant l’accent sur la camaraderie et la famille. L’épilogue du film, une coda étonnamment longue apparaissant à mi-générique est à la fois captivant et superflu avec l’apparition de l’icône du blues Buddy Guy. À la fois luxueux et apprécié, le lieu est pourtant inhabituel. (Il y a aussi une scène à la toute fin mais elle peut facilement passer inaperçue sauf pour les complétionnistes.)


Michael B. Jordan démontre ses talents d’acteur en incarnant les jumeaux Smoke et Stack qui se ressemblent mais possèdent des traits de personnalité distincts. Smoke adopte une approche plus pragmatique et professionnelle auprès des hommes, tandis que Stack est plus enclin à savourer les plaisirs de la vie. Coogler utilise des effets visuels pour assurer la fluidité des interactions entre les frères. Les techniques classiques hollywoodiennes comme les écrans partagés et les doublures, ne sont jamais évoquées.
J’aurais aimé aimer Sinners plus que je ne l’aime réellement mais l’énergie est si contagieuse qu’il est inévitable de se laisser emporter. Malgré ses défauts, le film de Coogler est un film totalement unique, regorgeant de scènes impressionnantes, d’un jeu d’acteur puissant et d’une violence et d’un gore d’horreur intenses. C’est un mélange désordonné qui crée un espace nouveau pour les vampires, à l’image de Let the Right One In.

